Le Chaudron qui chuchote

 

Par une pluvieuse après-midi d'été, nous sommes en balade sur un petit sentier forestier comme il en existe tant en Ardenne. Trempés comme deux chats mouillés, nous cherchons auprès des cailloux, des flaques d'eau, des libellules et des crapauds effarouchés un nom pour notre duo de conteurs. A force de réfléchir, plusieurs idées nous viennent à l'esprit, mais aucune ne nous plaît véritablement.

 

Petit à petit, la magie des lieux s'empare de nous... Le souffle du vent dans le feuillage, les fines gouttes de pluie précieusement recueillies dans les calices des grandes digitales, le clapotis de la rivière sur les pierres, les parfums épicés qui montent de l'humus nous murmurent alors ces mots : Le Chaudron qui chuchote. Le symbolisme puissant du chaudron, la douceur éthérée du chuchotement, la musicalité de cette expression, tout concourt immédiatement à nous séduire et à enivrer notre imagination. Il y a à cela plusieurs raisons.

 

Parlons tout d'abord du chaudron, cet ustensile de cuisine utilisé depuis la nuit des temps sur tous les continents. A sa simple évocation, nos esprits d'incorrigibles bons vivants se mettent aussitôt à bouillonner. Les tableaux rabelaisiens de petits plats réconfortants et de gourmandises alléchantes se bousculent dans nos têtes. Aaaah, la grosse marmite de soupe qui enchante la maisonnée de ses notes végétales et revigorantes d'oignon, de thym, de laurier... Mmmh, la bonne casserole de chocolat chaud qui garde, sous son couvercle, les secrets du divin breuvage ! Et que dire de la vieille bassine de cuivre, débordante de confiture et qui invite irrésistiblement les doigts gourmands des petits et des grands !

 

Oui, pour qui aime la bonne chair, du chaudron sortent d'abord des images de grandes tablées, des évocations de plaisirs de bouche. D'ailleurs, c'est déjà le cas chez nos ancêtres celtes. Pour ces ripailleurs fameux, le chaudron constitue l'un des attributs du dieu druide Dagda et n'est rien de moins qu'une véritable corne d'abondance. Offrant à l'humanité toute nourriture terrestre, le chaudron de Dagda prodigue également des nourritures pour l'âme. Source de grâce et d'inspiration, le chaudron alimente l'imagination et la sagesse des bardes.

 

Au cours de âges, ce récipient se pare d'autres vertus encore. Bain de jeunesse éternelle et d'immortalité, matrice de la vie nouvelle, le chaudron celte se métamorphose sous l'influence du christianisme en un objet légendaire : le Graal *.

 

Divin s'il en est, le chaudron se manifeste aussi sous des oripeaux diaboliques. Notre patrie ardennaise garde d'ailleurs, au creux de sa terre, de nombreux chaudrons du diable. Compagnon des sorcières et des grimauchins, il accueille enfin les brouets les plus infâmes.

 

En résumé, si le chaudron nous séduit, c'est parce qu'il accompagne les hommes depuis l'aube de l'humanité et qu'il apparaît donc dans de très nombreux mythes et légendes, et ce, sous les formes les plus diverses (marmite, casserole, coupe, ou sous d'autres apparences encore). Véritable vaisseau **, il nous fait voyager à travers le temps et aux quatre coins du monde. Mais son principal mérite réside dans sa capacité à nous transporter au creux de nous-mêmes. Il est à l'image de notre âme : réceptacle de tous les possibles, espace ouvert prêt à accueillir ce que l'existence, imprévisible et sauvage, y dépose.

 

Pour en revenir à notre promenade dans les bois, l'apparition soudaine du chaudron dans nos esprits se révèle donc en parfaite harmonie avec notre désir brûlant de raconter des histoires. C'est le creuset idéal au cœur duquel peuvent être versés légendes anciennes ou contes d'aujourd'hui, traditions locales ou lointaines, récits repris à d'autres ou jaillis de notre imagination. De ce berceau ardent peut naître l'étincelle du rêve.

 

Cependant, notre chaudron de conteur ne peut rester simple creuset, pas plus que coffre-fort où s'amassent les trésors de la tradition orale. En effet, les contes sont faits pour voyager, pour être transmis et partagés. Dans le cas contraire, ils se meurent, et le chaudron, de berceau, devient tombeau. Afin d'éviter pareille malédiction et garder ces histoires vivantes, il s'agit de laisser à celles-ci la liberté de s'échapper du chaudron. Voilà pourquoi le nôtre chuchote !

 

Ce verbe, chuchoter, nous charme d'abord en raison de sa musicalité, laquelle fait écho à celle du mot chaudron ***. Au-delà de cet aspect esthétique, l'idée de chuchotement nous semble parfaitement traduire l'essence même des contes. En effet, la parole contée n'est pas une vérité qui s'assène avec cri et violence, mais plutôt un souffle tendre chantonné en berçant un nouveau-né, un murmure amoureux susurré à l'oreille de l'être aimé, un secret très ancien révélé sur le ton de la confidence.

 

Certes, c'est une parole qui peut receler une force insoupçonnée. Mais, elle ne peut se propager qu'en caressant d'une brise délicate les âmes de ceux qui l'écoutent, et en laissant à chacun le choix de cueillir, au fil des mots qui s'envolent, les semences du ciel.

 

De sa fragilité, le chuchotement tire donc un pouvoir inattendu, celui de faire pousser des ailes à notre chaudron. Derrière le nom de notre duo se cache, en définitive, notre manière d'appréhender l'art du conte : recueillir les trésors de nos prédécesseurs, donner chair au verbe de nouvelles histoires et, enfin, rendre toutes ces paroles vagabondes.

 

 

 

 

* Chevalier, J., & Gheerbrant, A. (1982). Dictionnaire des symboles. Paris : Robert Laffont / Jupiter.

   Cazenave, M. (Ed.) (1996). Encyclopédies des symboles. s.l. : Librairie Générale Française.  [Retour au texte]

 

** Ce mot possède plusieurs significations : navire, véhicule, mais aussi récipient destiné à recevoir des liquides... (source : Le Petit Robert).  [Retour au texte]

 

*** Il s'agit en fait d'une allitération.  Selon Le Petit Robert, celle-ci est une "répétition des consonnes initiales (et par extension des consonnes intérieures) dans une suite de mots rapprochés".  [Retour au texte]